vendredi 19 avril 2024

Les peuples autochtones et le véganisme

 


Les autochtones sont ces personnes qui ne sont sauvées de l'oubli que quand quelqu'un mentionne le mot « véganisme ». Il s’agit d’un recours bien connu parmi les arguments spécistes, même si son but n’est jamais très clair. L’idée est à peu près la suivante : si telle tribu perdue au milieu de la jungle amazonienne ne suit pas le véganisme, alors moi non plus. Pour une raison quelconque, le fait qu'ils soient à moitié nus ne soulève pas les mêmes objections à l'égard du port des vêtements.

La vérité est que cette image d’hommes rudes et sauvages, amoureux du sang et voués à la chasse aux grosses bêtes (y compris les humains) n’a pas grand-chose à voir avec la réalité. Cela n'est rien
d'autre que le résultat de romans d'auteurs comme Daniel Defoe1, Jules Verne2 ou l'imagination fébrile de ces explorateurs et colonisateurs qui, sous l'influence de la même inventivité, décrivaient les cotonniers comme des «  arbres qui donnent des moutons  ».

Il est vrai que la chasse est une pratique courante chez les peuples autochtones, mais il n'en est pas moins vrai que la majorité de ces derniers vivent de ressources végétales. Quiconque parcourt une bibliographie de l’ethnographie pourra se rendre compte que, dans la plupart des cas, la base fondamentale de leur alimentation est fournie par la cueillette, pratiquée avant tout par les femmes et les enfants, la chasse apparaissant comme un acte masculin et presque rituel dont le but n'est autre que d'afficher sa virilité, comme le raconte par exemple Claude Lévi-Strauss3 dans sa longue étude sur les peuples indigènes d'Amazonie.

Les observations de Lévi-Strauss et d'autres ethnographes recueillies sur le terrain s'accordent parfaitement avec les études anthropologiques et archéologiques les plus récentes, menées dans cette région, où l'on estime que même les tribus amazoniennes d'il y a 10  000  ans avaient une alimentation essentiellement, sinon entièrement, végétarienne, ayant déjà maîtrisé la domestication des plantes antérieurement à l’agriculture.

D’un autre côté, l’isolement est également un phénomène de plus en plus rare. La majorité des peuples autochtones ont su s'adapter aux changements qui les entourent, beaucoup essayant aujourd'hui de combiner leur mode de vie traditionnel avec la culture de légumes et de céréales qu'ils utilisent comme approvisionnement et marchandises pour le commerce avec les métropoles voisines.

Cette catégorie pourrait inclure les Inuits (les «  Esquimaux  »), dont la vie de chasseurs et de pêcheurs nomades construisant des igloos de glace lors de leurs pèlerinages est désormais très connue. Les un peu plus de cent mille Inuits qui subsistent aujourd'hui entre l'Alaska, le Canada, le Groenland et la Tchoukotka, au nord-est de la Russie, vivent sédentairement dans des villes côtières, grâce à l'artisanat, au tourisme, et voient leurs besoins satisfaits par les transports maritimes et aériens.

Le végétarisme est une habitude répandue dans le monde entier. Le Dr  Weston  Price4, par exemple, lors de sa visite en Afrique en 1935, qui avait pour but d’étudier les différentes habitudes alimentaires d’un peuple indigène, sépara ce dernier en deux groupes principaux  : les «  carnivores  » et les «  végétariens  », le second étant représenté par des tribus comme les Bantous, les Kikuyus ou les Wakamba, voués à l'agriculture et dont l'alimentation essentielle était constituée de «  pommes de terre, maïs, haricots, bananes et millet  ». Pour Price en fait, parmi tous les peuples qu'il eut l'occasion d'étudier, ceux qui présentaient le meilleur état de santé étaient les Dinkas, qui incluaient à peine quelques animaux marins dans un régime à prédominance végétale. Quarante ans plus tard, les docteurs Edward et Peter Williams découvrirent que les tribus carnivores décrites par Price avaient «  pour la plupart disparu  », les habitants de la région étant devenus des «  paysans  » dont l'alimentation se composait principalement de «  mil, farine de manioc, lentilles, cacahuètes, légumes à feuilles vertes comme les épinards ou le chou et les bananes  ».

Avec son étude
5, le Dr  Rita  Laws démystifia également le mythe qui liaient les Amérindiens à la chasse, notamment la chasse au bison. Selon Laws, des tribus telles que les Cherokees, les Choctaws, les Creeks et les Chickasaw étaient «  avant tout des agriculteurs  ». Le paradis représentant pour eux un lieu où «  les humains, les plantes et les animaux vivent à égalité  », étant eux-mêmes des cultivateurs exceptionnels dévoués à la culture de tous types de légumes, légumes verts et céréales. C’est cette caractéristique singulière qui a déclenché la fascination des premiers Européens pour envahir le Nouveau Monde. Les colons furent surpris de la capacité des Choctaws à utiliser les ressources végétales, que ce soit pour préparer leurs repas, confectionner des vêtements, construire des maisons ou fabriquer des outils. "Les Choctaws n'ont jamais décoré leurs cheveux de plumes", explique  Laws, qui observa que les prédispositions végétariennes ne sont pas et n'ont pas été l'exception, mais la règle parmi les différents peuples autochtones du continent américain.

Les enfants aztèques, mayas et zapotèques, par exemple, auraient été élevés avec un régime 100  % végétal au moins jusqu'à l'âge de 10  ans, le maïs étant un aliment important de leur culture. Et tout semble indiquer que cette alimentation a été largement préservée à l’âge adulte, comme le montrent les études des docteurs Pedro  Escudero et Carlos  Tejada6. C'est la présence des colons qui modifia les coutumes des indigènes et prédisposa leur transformation. Comme l'observe Laws, l'association traditionnelle des Amérindiens avec la chasse est ironique quand «  près de la moitié de toutes les plantes comestibles dans le monde ont été cultivées pour la première fois par les Indiens d'Amérique du Nord et étaient inconnues à l'étranger jusqu'à la découverte de l'Amérique  ».

La situation en Océanie est similaire. La preuve en est la tribu Huli, sur l'île de Nouvelle-Guinée, dont les ornements et les vêtements intimidants ne l'empêchaient pas de maintenir une alimentation essentiellement végétale. C'était également le régime alimentaire des aborigènes australiens qui, selon Marlo  Morgan dans The Voices of the Desert7  : «  Ils préféraient ne rien manger qui ait un visage  ». Cette attitude n'est pas surprenante dans une culture pour laquelle «  l'homme n'est pas un être supérieur, mais partage l'environnement avec le reste des êtres sur Terre, et l'existence des lézards est aussi nécessaire que la sienne.  » Aujourd'hui, les indigènes restant dans le pays sont intégrés dans une culture occidentale qui a altéré cette harmonie, en imposant des coutumes heurtant la conception que les indigènes avaient du monde, notamment par la construction de bâtiments, le port de vêtements, mais aussi «  l'exploitation de la terre et des animaux ».

Et le problème n’est pas différent en Asie. Bien au contraire. Pour commencer, les religions majoritaires comme le bouddhisme, l’hindouisme ou le jaïnisme prédisposent leurs adeptes à une alimentation végétale, quel que soit le nombre d’entre eux qui suivent ce précepte. Au-delà de cela, de nombreux petits peuples de la région affichent également des habitudes végétariennes. C'est le cas des Hunzas, répartis dans différentes régions du Cachemire, de la Chine, de l'Inde et de l'Afghanistan, qui se distinguent non pas tant sur le plan de leur alimentation [végétale] que sur le plan de leur longévité surprenante et de leur vieillissement lent. Un autre cas méritant d'être mentionné est sans doute celui des Brokpas, qui habitent depuis des milliers d'années dans une chaîne de montagnes hostiles de l'Himalaya, avec une alimentation exempte d'ingrédients d'origine animale.

Quoi qu’il en soit, ce qui est rapporté dans cet article a seulement pour but de satisfaire des curiosités et de briser des stéréotypes. Ce que font les autres ne sert ni de guide, ni de justification pour quoi que ce soit, que les «  autres  » soient une tribu d'Aborigènes d'une région reculée perdue aux confins de la planète ou nos voisins de palier. Rejeter le véganisme en faisant allusion à ce qu’une tribu fait ou ne fait pas a le même sens que justifier l’infanticide sous le prétexte hypothétique qu’une tribu le pratiquerait. En réalité, il est possible que la majorité de ces peuples, loin des courants aristotéliciens et cartésiens dont souffre la culture occidentale, ne montrent pas une influence aussi marquée de spécisme. Mais cela est une autre histoire.

Ce qui est sûr, pour résumer, c’est la légèreté, la superficialité et l’ignorance avec lesquelles ces questions sont formulées afin d’en faire des outils de fuite. Lorsque ces peuples sont mentionnées comme une objection au véganisme, c’est en sachant que leurs ressources limitées rendent sa pratique compliquée  ; ce dont cette approche devrait plutôt témoigner, c'est de l'extraordinaire incohérence de ceux qui ont une disposition totale et évidente pour pratiquer le véganisme, mais ne rejettent pas l'exploitation des animaux. Au contraire, ils la provoquent et la demandent dans des proportions jusque-là inégalées. Car ce ne sont pas les peuples autochtones qui construisent des abattoirs, des fermes, des piscicultures, des zoos ou des laboratoires  ; ce ne sont pas eux qui maintiennent enfermés et réduisent en esclavage un nombre incalculable d’innocents  ; ce ne sont pas eux qui assassinent des millions d’individus chaque jour sans autre raison que le plaisir. C'est nous, les gens qui disposons de magasins, de supermarchés, de ressources en ligne et de services à domicile.

En réalité, la difficulté circonstancielle plus ou moins importante que peut entraîner un principe éthique n’est pas une raison pour son non-accomplissement. Nous devons respecter les autres animaux tout comme nous devons respecter les humains, quelle que soit la difficulté de cette tâche, quels que soient son contexte, son moment ou ses circonstances.

Il est possible que l'application du véganisme soit plus complexe pour les peuples autochtones, mais la population autochtone actuelle dépasse à peine les 4 % de la population humaine mondiale. Il n’y a pas de sens à ce que la construction d'un monde végane soit d’abord initiée par cette fraction minoritaire. Lorsque les 96  % de la population mondiale –  qui eux disposent de plus grandes facilités  –- montreront une disposition majoritaire au véganisme, l’exploitation animale sera en grande partie éradiquée. Alors, les 4 % restant et leurs difficultés seront considérablement réduites, voire même peut-être, espérons-le, entièrement supprimées.

Igor Sanz, "
Los pueblos aborígenes y el veganismo", Lluvia con truenos, 26 Novembre 2014.

Traduit de l'espagnol par Jérémie Lopez, corrigé par Prisca Loosen et Angèle Chenon.


1: Daniel Defoe (1660-1731), aventurier et écrivain anglais, auteur de Robinson CrusoéThe Life and Strange Surprizing Adventures of Robinson Crusoe, of York, Mariner (Robinson Crusoe), en 1719. Le roman s'inspire de la vie d'un marin écossais, Alexandre Selkirk, abandonné à sa demande sur une île déserte (Archipel Juan Fernández) au large du Chili, en 1705.

2: Jules Verne, romancier français (1828-1905), auteur de nombreux romans d’aventures, dont L’Île mystérieuse en 1875, inspiré du Robinson Crusoé de Defoe. Il y relate les aventures de cinq personnages et un chien qui s'échouent sur une île inconnue qu'ils baptisent l'île Lincoln.

3: Claude Lévi-Strauss (1908-2009), anthropologue et ethnologue français, auteur de Tristes Tropiques, Paris, Plon, coll. «  Terre Humaine  », 1955 (réimpr. Pocket Paris 2005).

4: Weston Price (1870-1948), dentiste et nutritionniste américain ; il effectue, à partir de 1930, soit à l'âge de 60 ans, un voyage de douze années sur tous les continents afin d'étudier différentes peuplades isolées du monde.

5: Consulter  : https://www.ivu.org/spanish/history/native_americans.html (Note de l’auteur)

6: Pedro Escudero (1887-1963), médecin nutritionniste argentin, a permis le développement de sa discipline en fondant différentes écoles de diététique. Voir : Trabajos y publicaciones de la Clínica del Profesor Pedro Escudero, Hospital de Clínicas - Universidad de Buenos Aires, Facultad de Medicina (Éditeur scientifique), 5 volumes, 1925-1932.

7: Marlo  Morgan (1937-...) est une écrivaine américaine  ; son livre The vVoices of the Ddesert - ou Mutant Message Down Under, dans son titre original, a été publié en 1991, puis est rapidement devenu un best-seller. L’auteure affirmait en premier lieu que ce récit était inspiré de sa propre expérience avec les Aborigènes  ; toutefois, en 1996, elle finit par admettre qu’il s’agissait davantage d’une fiction. (Concernant les Aborigènes, voir  : https://www.didgeridoo.es/austral.htm).


Ressentir n'est pas sentir de la douleur

"Il y a de bonnes raisons de supposer que les animaux possèdent une conscience similaire à la notre." Karl Popper

Il n’est pas rare que la capacité de ressentir soit confondue avec la capacité très spécifique de sentir de la douleur. Cette interprétation erronée a généralement de profondes conséquences pour le mouvement des droits des animaux. Aussi, sa clarification me semble un exercice nécessaire, voire même urgent.

Cependant, la douleur n’est que l’une des nombreuses catégories sensorielles. Chaque perception sensorielle que nous expérimentons, que ce soit par la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat, le toucher, ou que ce soit la faim, la soif, la joie, la peur ou toute autre émotion, désir ou intérêt, constitue ce que l’on appelle la sentience.

Et pourquoi la sentience est-elle si importante ? Pourquoi est-ce le facteur pertinent dans la considération morale ? À proprement parler, ce qui est pertinent ne serait pas la sentience, mais plutôt la conscience. Le problème, c'est que le premier élément est indissociable du second ; et bien que les deux facultés soient de nature singulière et subjective (indémontrable, au fond), nous savons – ne serait-ce qu’en termes généraux – quels sont les mécanismes qui opèrent dans les expériences subjectives, les signes de sensibilité étant d’ailleurs plus apparents que ceux de la conscience. Une fois que nous reconnaissons que l’animal ressent, nous pouvons abaisser son état de conscience.

Tout d’abord, je dois commencer par dire que je comprends facilement les raisons de ce malentendu. D’une part, la douleur est peut-être l’expérience la plus facile à identifier, notamment chez les individus de forte proximité génétique. D'autre part, il existe une habitude quotidienne d'associer le mot ressentir à des états liés à la douleur, exprimant par exemple que l'on « se sent bien » ou que l'on « se sent mal » en fonction de la présence ou de l'absence de souffrances physiques (maux de tête, douleurs au ventre, cou, dos, etc.).

Le concept de conscience conduit également à d’autres confusions plus importantes. En effet, il existe différents types de consciences : la conscience sensible (celle dont il est question ici) la conscience cognitive, la conscience abstraite ou encore la conscience morale (la vertu d'interpréter les principes de l'éthique). Le biologiste Gerald Edelman1 a par exemple décrit deux types fondamentaux de conscience : une conscience primaire, qualifiée pour discerner notre propre existence dans le présent le plus immédiat ; et une conscience secondaire ou « supérieure », capable de nous situer abstraitement à la fois dans le passé et dans le futur. C’est pour cela que deux conversations sur la conscience peuvent en réalité porter sur des questions bien différentes.

De manière générale, en ce qui concerne les droits des animaux, la conscience doit être comprise comme la notion de ressentir sa propre existence, l'indicateur de l'être, quelle que soit sa forme ou sa mesure. Comme le décrit le neurophysiologiste Rodolfo Llinás2, tout organisme doté d'une capacité motrice serait incapable de survivre s'il n'avait pas la capacité d'anticiper et de prédire. C’est pour cela que le système nerveux invente le je subjectif, le soi (self), la conscience : un état mental né de la subjectivité elle-même, qui permet la sentience.

“ Même aux niveaux les plus primitifs de l'évolution, la subjectivité est l'essence constitutive du système nerveux. ”
Rodolfo Llinás

Lorsque nous ressentons (dans tous les sens du terme, je précise), c'est nous-mêmes que nous ressentons. Nous ressentons notre froid, notre chaleur, notre douleur... Nous ressentons la réaction de notre propre corps à un certain stimulus. Chaque sensation est une sensation de soi, une perception de soi. C’est alors qu’émerge le sujet, qui diffère de l’objet. Non seulement le sujet apparaît, mais il est conscient de sa propre existence, habilité de cette manière à rechercher sa propre conservation. L'individu, la personne, naît ainsi, prenant de la valeur, indépendamment de celles que pourrait lui donner le jugement des autres. La valeur intrinsèque prend toute sa place, déjà inéluctable, face aux valeurs instrumentales.

Bien sûr, éviter ce qui nous nuit ou cause de la souffrance est un désir inhérent à ceux d’entre nous qui peuvent en souffrir, mais personne n’accepterait que ce soit le seul intérêt qui soit pris en considération. Limiter ce qui importe à la capacité de ressentir de la douleur, c'est réduire la question à une simplicité grave. Cette vision des choses est à la base des courants hédonistes et utilitaristes, précurseurs de ces approches qui cherchent à réguler ou à « humaniser » l'injustice. Courants qui ignorent le postulat selon lequel la douleur, comme son antagoniste, le plaisir, ne sont pas des fins, mais des moyens au service de cette véritable fin qu'est le sujet lui-même. Le vrai problème, le problème fondamental, c’est que quelqu’un soit transformé en quelque chose, non la manière dont cela est fait.

Igor Sanz, "Sentir no es sentir dolor", Lluvia con truenos, 13 novembre 2014.

Traduit de l'espagnol par Jérémie Lopez, corrigé par Prisca Loosen et Angèle Chenon.


1 : Gerald M. Edelman (1929-2014) est un biologiste américain ayant remporté le prix Nobel de physiologie ou de médecine en 1972 pour ses travaux sur le système immunitaire. Il avait également une importance particulière dans l'étude de la conscience, sa thèse visant à offrir une étude complète de la conscience dans le cadre d'une vision biologique globale. À cet égard, Edelman a distingué deux types de conscience : la conscience primaire et la conscience d'ordre supérieur.

Igor Sanz fait sans doute référence à l’ouvrage suivant (traduit en espagnol) : Edelman, Gerald M. ; Tononi, Giulio (2002), L'univers de la conscience : comment la matière devient l'imagination, Critique de rédaction. ISBN 978-84-8432-374-7.

2 : Rodolfo  Llinás (1934-…) est un médecin, neurophysiologiste et professeur colombien reconnu pour ses contributions dans le domaine des neurosciences, notamment avec des publications comme : «  Le cerveau et le mythe du Soi  », avec un prologue de Gabriel  Garcia  Marquez. Sa biographie (Correa, Pablo (2017), Rodolfo Llináès, La question difficile, Aguilar. ISBN 9789585425408) compile la vie et les découvertes du neuroscientifique colombien.

Les espèces n'existent pas

 


Afin de lutter contre le spécisme (discrimination morale basée sur l’espèce des discriminés), il semble approprié de rappeler une précision importante : les espèces n’existent pas.

Le concept d’espèce est une construction de l’imagination humaine, une abstraction d’utilité épistémologique, mais sans aucun type d’entité au sein de la réalité observable et objective. C’est l’une des nombreuses divisions de la méthodologie taxonomique, un système conçu pour la classification des êtres vivants basée sur une série de critères arbitraires et variables.

Cette classification commence par la catégorie des règnes (animaux, végétaux, etc.) et regroupe toutes les créatures de la planète en strates successives et selon leurs plus ou moins grandes similitudes (classe, ordre, famille, genre, espèce, race, etc.). Plus on descend dans la classification, plus on trouve de similitudes entre les organismes d’une même catégorie. Ainsi, étant donné que les espèces occupent l’une des catégories les plus primaires, il est logique de les considérer comme de simples rouages de leurs nombreuses représentations. Mais il serait possible d’aller encore plus loin, et de constater que ceux classés au sein d’une race ou d’une sous-espèce présentent des similitudes encore plus étroites.

Les espèces et la classification biologique sont une sorte de convention dont le but est purement fonctionnel. Nous, humains, avons tendance à tout organiser autour de raisons pratiques, et nous attribuons des noms et des rangs aux êtres vivants dans le même but que nous nommons et classons les couleurs. Imaginons que nous voulions parler à quelqu’un de notre rencontre avec un certain type d’organisme. Si nous n’avons pas les catégories taxonomiques, il faudrait s’armer de patience et commencer à décrire qu’il se déplaçait tout le temps, qu’il marchait sur quatre pattes, qu’il pesait 30 kilos, qu’il était couvert de poils, qu’il avait une queue, que son visage était allongé, qu’il avait de grandes oreilles pointues... Ne serait-il pas beaucoup plus simple de dire que nous avons vu un chien ? Eh bien, c’est essentiellement la fonction de la taxonomie. C’est essentiellement la fonction des espèces.

En fait, on pourrait presque dire que les espèces telles que nous les connaissons aujourd’hui n’existaient qu’au XVIIIe siècle, lorsque le naturaliste suédois Carl Linné a jeté les bases de la classification biologique moderne. Mais aujourd’hui encore, les paramètres qui les définissent restent flous. Les aspects à prendre en considération sont nombreux (morphologie, phylogénie, environnement, caractère, géographie...) et tous les scientifiques ne partagent pas la même idée de ce qu’est une espèce (il existe des dizaines de définitions différentes). Il y a un certain consensus concernant la capacité à se reproduire, c’est-à-dire, l’idée généralement considérée comme valable que ceux capables de générer une progéniture fertile sont membres de la même espèce (ce qui laisse les animaux naturellement stériles, comme les ligres ou les mules en dehors de la sphère des espèces par exemple) , mais même ce fait ne permet pas d’établir des limites claires. C’est en tout cas un critère suivi avant tout par la zoologie, et il n’a pas et ne peut pas avoir la même valeur pour les autres disciplines.

Charles Darwin lui-même, dans son livre L’Origine des espèces, montre clairement l’inconstance de ce concept :

« Je considère que le mot espèce est donné arbitrairement, pour des raisons de commodité, à un groupe d’individus très semblables et qu’il ne diffère pas essentiellement du mot variété, qui est donné à des formes moins précises et plus fluctuantes. À son tour, le mot variété, par rapport aux simples différences individuelles, est également appliqué arbitrairement pour des raisons de commodité.»

L’éthique se fonde sur la logique et la réalité empirique, et non sur des idéalisations conçues pour des raisons de pragmatisme pur et simple. En clair, nous avons compris combien il est extraordinairement absurde de déterminer notre attitude à partir d’éléments qui ne sont même pas réels.

En plus d’être une injustice manifeste, le spécisme est un non-sens absolu.


Igor Sanz, "Las especies no existen", Lluvia con truenos, 23 octobre 2024.

Traduit de l'espagnol par Jérémie Lopez, revu et corrigé par Prisca Loosen et Angèle Chenon.

Qu’est-ce que le véganisme ?

Il semble approprié de commencer ce blog en expliquant son fondement principal : le véganisme. Il existe de nombreuses interprétations qui en sont faites, beaucoup de définitions qui lui sont attribuées et un bon nombre de confusions qui lui sont associées. L’essor et l’expansion qu’il connaît ces dernières années sont une excellente nouvelle, mais, à mesure que cela se produit, sa distorsion se poursuit à un rythme égal, voire grandissant. 

Une alimentation, un mode de vie, une marque d’amour pour tous les êtres vivants... Ce sont quelques-unes des descriptions les plus attribuées. Pourtant, toutes erronées...1.

Pour comprendre le véganisme, il peut être approprié de commencer par une analyse de notre société. Celle-ci se caractérise avant tout par l'objectification institutionnalisée du reste des animaux. Pour les humains, ils sont de purs objets. Des outils et des ressources utilisables sans aucune hésitation. 

Peu importe la région dans laquelle nous nous trouvons. Partout où nous observons une relation entre les humains et les individus d’une autre espèce, nous retrouverons le même schéma. Les autres animaux sont considérés comme des usines à produire de la viande, du cuir, de la laine ou des plumes ; comme des distributeurs automatiques d'œufs, de lait, de miel ou de soie ; comme des outils de travail ; des objets de divertissement dans les zoos, cirques et spectacles divers ; des instruments de laboratoire ; des éléments clés d'un écosystème... La liste est interminable. 

Même les relations les plus aimantes souscrivent aux directives susmentionnées. Ainsi, les «  animaux de compagnie » peuvent être traités avec soin et affection par ceux qui les possèdent, mais la vérité est que cette affection et ce soin ne diffèrent en rien de ceux que quelqu'un peut montrer envers les objets de son attachement. La relation s'établit selon la même hiérarchie d'esclave et de maître, de propriété et de propriétaire. Ici aussi, les non-humains continuent d'être traités comme de simples objets (dans ce cas, des « compagnons »). 

Ce n’est pas un hasard si l’expression « c’est à ça qu’ils servent » est si récurrente. Qui a décidé qu’ils étaient là pour ça ? Eh bien, nous (ou une divinité, comme diront les mystiques). "C'est quelque chose qui a toujours été fait", point final. Problème réglé. 

Mais ce type de situation n’est pas exclusif aux autres animaux. L’histoire de l’humanité est une histoire de dominés et de dominants. L’esclavage humain peut aujourd’hui apparaître comme une simple tache noire sur notre histoire, mais la vérité est que sa pratique a été la tendance dominante pendant la majeure partie des siècles précédents. Depuis l’ancienne civilisation égyptienne jusqu’à la guerre civile nord-américaine, l’esclavage des êtres humains a été largement pratiqué et accepté, que ce soit pour des raisons de race, d’origine ethnique ou pour tout autre aspect superficiel et arbitraire. Et la même chose se produit avec le passé des femmes, soumises à la domination perpétuelle des hommes, si ce n’est pas toujours sur le plan juridique, au moins sur le plan socio-politique. 

L'histoire est toujours la même. Les forts exercent leur pouvoir sur les faibles. "C'est à ça qu'ils servent" et "ça a toujours été comme ça". Peu importe à quel point la personne concernée réclame justice. Tant que les forts ne remettent pas en question l’usage qu’ils font de leur pouvoir, la situation reste inchangée. Heureusement, cette question s'est déjà posée dans de nombreuses situations, de sorte qu'aujourd'hui nous comprenons que les barrières (souvent fictives) de sexe, de race ou d'origine ethnique ne sont pas une raison justifiable pour discriminer quelqu'un et l'utiliser comme un simple objet ou instrument. 

Et qu’arrive-t-il à l’espèce ? Les espèces ne constituent-elles pas une barrière tout aussi arbitraire et non pertinente ? C’est ce que le véganisme nous invite à comprendre. Il remet en question la suprématie qu’exerce l’être humain sur le reste des animaux. Il rappelle que les non-humains ne sont pas des objets, mais des sujets, des individus, des personnes aussi, avec leurs propres intérêts, aspirations, désirs et sentiments. Des êtres non seulement porteurs d’une vie, mais intéressés à en profiter pleinement. À travers leur volonté, et non pour la volonté des autres. 

Le véganisme n’est donc ni une alimentation ni un mode de vie. Le véganisme est un principe moral qui nous montre que les autres animaux ne sont pas nos moyens, mais une fin en soi, dignes en tout temps d'être traités comme tels, sans violer leurs droits fondamentaux et sans les exploiter d’une quelconque manière. 

Comme tout principe éthique, son respect nécessite une cohérence pratique. C'est pourquoi, les véganes rejettent généralement tout ce qui vient de l'exploitation des non-humains : que ce soit à travers la nourriture, les vêtements, les divertissements ou tout autre domaine potentiel, de la même manière qu'une féministe ne pourrait manger des femmes, ni boire leur lait volé, ni s'habiller avec leur peau, ni participer à des actes où elles auraient été utilisées contre leur gré. 

Peut-être que cette analogie nous aidera à percevoir la signification du véganisme et à comprendre qu’il n'est pas un catalogue de pratiques spécifiques, mais plutôt une série de principes éthiques élémentaires. Principes que nous tous, en tant qu'agents moraux, sommes obligés de respecter. 

Le véganisme n’est pas une question d’amour, de compassion ou de générosité ; c’est une question de respect, de justice et d’égalité.


Igor Sanz,"¿Qué es el veganismo?", Lluvia Con Truenos, publiée le 19 Octobre 2014.

Traduit par Prisca Loosen et Jérémie Lopez, corrigé par Prisca Loosen et Angèle Chenon.

 

En français : l'unique différence est le préjugé avec lequel on regarde.


1 :  Dans le texte originel, il est écrit : « Una dieta, un estilo de vida, amor por toda criatura viviente... Estas son algunas de las descripciones más atribuidas. Todas erroneas, aun de escala muy misericorde comparadas con las más hirientes del imaginario opositor. »


lundi 3 juin 2019

Bonjour à tous,

Le travail de traduction française des superbes textes de l'éducateur végane Espagnole Igor Sanz commencera bientôt. En attendant, si vous comprenez un peu l'espagnol, je vous invite à visiter son blog espagnol originel : http://lluvia-con-truenos.blogspot.com

Bonne lecture et à très vite.

Cordialement,
Jérémie.

Les peuples autochtones et le véganisme

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