Les
autochtones sont ces personnes qui ne sont sauvées de l'oubli que
quand quelqu'un mentionne le mot « véganisme ». Il
s’agit d’un recours bien connu parmi les arguments spécistes,
même si son but n’est jamais très clair. L’idée est à peu
près la suivante : si telle tribu perdue au milieu de la jungle
amazonienne ne suit pas le véganisme, alors moi non plus. Pour une
raison quelconque, le fait qu'ils soient à moitié nus ne soulève
pas les mêmes objections à l'égard du port des vêtements.
La
vérité est que cette image d’hommes rudes et sauvages, amoureux
du sang et voués à la chasse aux grosses bêtes (y compris les
humains) n’a pas grand-chose à voir avec la réalité. Cela n'est
rien d'autre
que le résultat de romans d'auteurs comme Daniel Defoe1,
Jules Verne2
ou l'imagination fébrile de ces explorateurs et colonisateurs qui,
sous l'influence de la même inventivité, décrivaient les
cotonniers comme des « arbres qui donnent des moutons ».
Il est vrai que la chasse est une pratique courante chez les peuples autochtones, mais il n'en est pas moins vrai que la majorité de ces derniers vivent de ressources végétales. Quiconque parcourt une bibliographie de l’ethnographie pourra se rendre compte que, dans la plupart des cas, la base fondamentale de leur alimentation est fournie par la cueillette, pratiquée avant tout par les femmes et les enfants, la chasse apparaissant comme un acte masculin et presque rituel dont le but n'est autre que d'afficher sa virilité, comme le raconte par exemple Claude Lévi-Strauss3 dans sa longue étude sur les peuples indigènes d'Amazonie.
Les observations de Lévi-Strauss et d'autres ethnographes recueillies sur le terrain s'accordent parfaitement avec les études anthropologiques et archéologiques les plus récentes, menées dans cette région, où l'on estime que même les tribus amazoniennes d'il y a 10 000 ans avaient une alimentation essentiellement, sinon entièrement, végétarienne, ayant déjà maîtrisé la domestication des plantes antérieurement à l’agriculture.
D’un autre côté, l’isolement est également un phénomène de plus en plus rare. La majorité des peuples autochtones ont su s'adapter aux changements qui les entourent, beaucoup essayant aujourd'hui de combiner leur mode de vie traditionnel avec la culture de légumes et de céréales qu'ils utilisent comme approvisionnement et marchandises pour le commerce avec les métropoles voisines.
Cette catégorie pourrait inclure les Inuits (les « Esquimaux »), dont la vie de chasseurs et de pêcheurs nomades construisant des igloos de glace lors de leurs pèlerinages est désormais très connue. Les un peu plus de cent mille Inuits qui subsistent aujourd'hui entre l'Alaska, le Canada, le Groenland et la Tchoukotka, au nord-est de la Russie, vivent sédentairement dans des villes côtières, grâce à l'artisanat, au tourisme, et voient leurs besoins satisfaits par les transports maritimes et aériens.
Le végétarisme est une habitude
répandue dans le monde entier. Le Dr Weston Price4,
par exemple, lors de sa visite en Afrique en 1935, qui avait pour but
d’étudier les différentes habitudes alimentaires d’un peuple
indigène, sépara ce dernier en deux groupes principaux : les
« carnivores » et les « végétariens »,
le second étant représenté par des tribus comme les Bantous, les
Kikuyus ou les Wakamba, voués à l'agriculture et dont
l'alimentation essentielle était constituée de « pommes de
terre, maïs, haricots, bananes et millet ». Pour Price en
fait, parmi tous les peuples qu'il eut l'occasion d'étudier, ceux
qui présentaient le meilleur état de santé étaient les Dinkas,
qui incluaient à peine quelques animaux marins dans un régime à
prédominance végétale. Quarante ans plus tard, les docteurs Edward
et Peter Williams découvrirent que les tribus carnivores décrites
par Price avaient « pour la plupart disparu », les
habitants de la région étant devenus des « paysans »
dont l'alimentation se composait principalement de « mil,
farine de manioc, lentilles, cacahuètes, légumes à feuilles vertes
comme les épinards ou le chou et les bananes ».
Avec
son étude5,
le Dr Rita Laws démystifia également le mythe qui
liaient les Amérindiens à la chasse, notamment la chasse au bison.
Selon Laws, des tribus telles que les Cherokees, les Choctaws, les
Creeks et les Chickasaw étaient « avant tout des
agriculteurs ». Le paradis représentant pour eux un lieu où
« les humains, les plantes et les animaux vivent à égalité
», étant eux-mêmes des cultivateurs exceptionnels dévoués à la
culture de tous types de légumes, légumes verts et céréales.
C’est cette caractéristique singulière qui a déclenché la
fascination des premiers Européens pour envahir le Nouveau Monde.
Les colons furent surpris de la capacité des Choctaws à utiliser
les ressources végétales, que ce soit pour préparer leurs repas,
confectionner des vêtements, construire des maisons ou fabriquer des
outils. "Les Choctaws n'ont jamais décoré leurs cheveux de
plumes", explique Laws, qui observa que les
prédispositions végétariennes ne sont pas et n'ont pas été
l'exception, mais la règle parmi les différents peuples autochtones
du continent américain.
Les enfants aztèques, mayas et
zapotèques, par exemple, auraient été élevés avec un régime
100 % végétal au moins jusqu'à l'âge de 10 ans, le
maïs étant un aliment important de leur culture. Et tout semble
indiquer que cette alimentation a été largement préservée à
l’âge adulte, comme le montrent les études des docteurs Pedro
Escudero et Carlos Tejada6.
C'est la présence des colons qui modifia les coutumes des indigènes
et prédisposa leur transformation. Comme l'observe Laws,
l'association traditionnelle des Amérindiens avec la chasse est
ironique quand « près de la moitié de toutes les plantes
comestibles dans le monde ont été cultivées pour la première fois
par les Indiens d'Amérique du Nord et étaient inconnues à
l'étranger jusqu'à la découverte de l'Amérique ».
La situation en Océanie est similaire. La preuve en est la tribu Huli, sur l'île de Nouvelle-Guinée, dont les ornements et les vêtements intimidants ne l'empêchaient pas de maintenir une alimentation essentiellement végétale. C'était également le régime alimentaire des aborigènes australiens qui, selon Marlo Morgan dans The Voices of the Desert7 : « Ils préféraient ne rien manger qui ait un visage ». Cette attitude n'est pas surprenante dans une culture pour laquelle « l'homme n'est pas un être supérieur, mais partage l'environnement avec le reste des êtres sur Terre, et l'existence des lézards est aussi nécessaire que la sienne. » Aujourd'hui, les indigènes restant dans le pays sont intégrés dans une culture occidentale qui a altéré cette harmonie, en imposant des coutumes heurtant la conception que les indigènes avaient du monde, notamment par la construction de bâtiments, le port de vêtements, mais aussi « l'exploitation de la terre et des animaux ».
Et le problème n’est pas
différent en Asie. Bien au contraire. Pour commencer, les religions
majoritaires comme le bouddhisme, l’hindouisme ou le jaïnisme
prédisposent leurs adeptes à une alimentation végétale, quel que
soit le nombre d’entre eux qui suivent ce précepte. Au-delà de
cela, de nombreux petits peuples de la région affichent également
des habitudes végétariennes. C'est le cas des Hunzas, répartis
dans différentes régions du Cachemire, de la Chine, de l'Inde et de
l'Afghanistan, qui se distinguent non pas tant sur le plan de leur
alimentation [végétale] que sur le plan de leur longévité
surprenante et de leur vieillissement lent. Un autre cas méritant
d'être mentionné est sans doute celui des Brokpas, qui habitent
depuis des milliers d'années dans une chaîne de montagnes hostiles
de l'Himalaya, avec une alimentation exempte d'ingrédients d'origine
animale.
Quoi qu’il en soit, ce qui est rapporté dans cet
article a seulement pour but de satisfaire des curiosités et de
briser des stéréotypes. Ce que font les autres ne sert ni de guide,
ni de justification pour quoi que ce soit, que les « autres
» soient une tribu d'Aborigènes d'une région reculée perdue aux
confins de la planète ou nos voisins de palier. Rejeter le véganisme
en faisant allusion à ce qu’une tribu fait ou ne fait pas a le
même sens que justifier l’infanticide sous le prétexte
hypothétique qu’une tribu le pratiquerait. En réalité, il est
possible que la majorité de ces peuples, loin des courants
aristotéliciens et cartésiens dont souffre la culture occidentale,
ne montrent pas une influence aussi marquée de spécisme. Mais cela
est une autre histoire.
Ce qui est sûr, pour résumer,
c’est la légèreté, la superficialité et l’ignorance avec
lesquelles ces questions sont formulées afin d’en faire des outils
de fuite. Lorsque ces peuples sont mentionnées comme une objection
au véganisme, c’est en sachant que leurs ressources limitées
rendent sa pratique compliquée ; ce dont cette approche
devrait plutôt témoigner, c'est de l'extraordinaire incohérence de
ceux qui ont une disposition totale et évidente pour pratiquer le
véganisme, mais ne rejettent pas l'exploitation des animaux. Au
contraire, ils la provoquent et la demandent dans des proportions
jusque-là inégalées. Car ce ne sont pas les peuples autochtones
qui construisent des abattoirs, des fermes, des piscicultures, des
zoos ou des laboratoires ; ce ne sont pas eux qui maintiennent
enfermés et réduisent en esclavage un nombre incalculable
d’innocents ; ce ne sont pas eux qui assassinent des
millions d’individus chaque jour sans autre raison que le plaisir.
C'est nous, les gens qui disposons de magasins, de supermarchés, de
ressources en ligne et de services à domicile.
En réalité,
la difficulté circonstancielle plus ou moins importante que peut
entraîner un principe éthique n’est pas une raison pour son
non-accomplissement. Nous devons respecter les autres animaux tout
comme nous devons respecter les humains, quelle que soit la
difficulté de cette tâche, quels que soient son contexte, son
moment ou ses circonstances.
Il est possible que l'application
du véganisme soit plus complexe pour les peuples autochtones, mais
la population autochtone actuelle dépasse à peine les 4 % de
la population humaine mondiale. Il n’y a pas de sens à ce que la
construction d'un monde végane soit d’abord initiée par cette
fraction minoritaire. Lorsque les 96 % de la population
mondiale – qui eux disposent de plus grandes facilités
–- montreront une disposition majoritaire au véganisme,
l’exploitation animale sera en grande partie éradiquée. Alors,
les 4 % restant et leurs difficultés seront considérablement
réduites, voire même peut-être, espérons-le, entièrement
supprimées.
Igor Sanz, "Los pueblos aborígenes y el veganismo", Lluvia con truenos, 26 Novembre 2014.
Traduit de l'espagnol par Jérémie Lopez, corrigé par Prisca Loosen et Angèle Chenon.
1: Daniel Defoe (1660-1731), aventurier et écrivain anglais, auteur de Robinson Crusoé – The Life and Strange Surprizing Adventures of Robinson Crusoe, of York, Mariner (Robinson Crusoe), en 1719. Le roman s'inspire de la vie d'un marin écossais, Alexandre Selkirk, abandonné à sa demande sur une île déserte (Archipel Juan Fernández) au large du Chili, en 1705.
2: Jules Verne, romancier français (1828-1905), auteur de nombreux romans d’aventures, dont L’Île mystérieuse en 1875, inspiré du Robinson Crusoé de Defoe. Il y relate les aventures de cinq personnages et un chien qui s'échouent sur une île inconnue qu'ils baptisent l'île Lincoln.
3: Claude Lévi-Strauss (1908-2009), anthropologue et ethnologue français, auteur de Tristes Tropiques, Paris, Plon, coll. « Terre Humaine », 1955 (réimpr. Pocket Paris 2005).
4: Weston Price (1870-1948), dentiste et nutritionniste américain ; il effectue, à partir de 1930, soit à l'âge de 60 ans, un voyage de douze années sur tous les continents afin d'étudier différentes peuplades isolées du monde.
5: Consulter : https://www.ivu.org/spanish/history/native_americans.html (Note de l’auteur)
6: Pedro Escudero (1887-1963), médecin nutritionniste argentin, a permis le développement de sa discipline en fondant différentes écoles de diététique. Voir : Trabajos y publicaciones de la Clínica del Profesor Pedro Escudero, Hospital de Clínicas - Universidad de Buenos Aires, Facultad de Medicina (Éditeur scientifique), 5 volumes, 1925-1932.
7: Marlo Morgan (1937-...) est une écrivaine américaine ; son livre The vVoices of the Ddesert - ou Mutant Message Down Under, dans son titre original, a été publié en 1991, puis est rapidement devenu un best-seller. L’auteure affirmait en premier lieu que ce récit était inspiré de sa propre expérience avec les Aborigènes ; toutefois, en 1996, elle finit par admettre qu’il s’agissait davantage d’une fiction. (Concernant les Aborigènes, voir : https://www.didgeridoo.es/austral.htm).